29 March 2024
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Bénin : accusé d’espionnage dans le Nord, deux journalistes racontent leur mésaventure

  • mai 23, 2022
  • 25 min read
Bénin : accusé d’espionnage dans le Nord, deux journalistes racontent leur mésaventure

Deux journalistes d’investigation, l’une béninoise, Flore Nobime et l’autre néerlandais, Olivier van Beemen ont fait l’objet de tracasseries policières et de tortures psychologiques en février 2022.Leur tort, ils s’étaient retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment. Ils ont failli finir leur odyssée à la CRIET. Un odyssée qu’ils viennent de raconter à travers un article publié sur le HTTPS://afriquexxi.info/art4987.html et que Crystal News  relaie.

TÉMOIGNAGE

     Au Bénin, la folle garde à vue de deux journalistes « espions »

     Alors qu’ils enquêtaient sur l’organisation de conservation de la nature African Parks au Bénin, les journalistes Olivier van Beemen et Flore Nobime, soupçonnés d’espionnage, ont été arrêtés, détenus pendant quatre jours en dehors de tout cadre légal, trimbalés du nord au sud du pays, et menacés d’être jugés pour terrorisme. Une mésaventure qui illustre la dérive autoritaire du régime actuel.

    « Une approche commerciale de la conservation ». C’est la devise de l’ONG African Parks, qui gère dix-neuf réserves naturelles dans onze pays africains, sur une superficie de près de quatre fois la Suisse. Son objectif est d’augmenter les populations fauniques et de préserver la biodiversité, en privilégiant les espèces emblématiques telles que les éléphants, les rhinocéros et les lions, mais aussi de rendre les parcs plus attrayants pour le tourisme. Les populations riveraines sont censées prendre conscience que leur parc est plus rentable avec les animaux que sans eux, et que le braconnage va donc à l’encontre de leurs propres intérêts.

    Depuis plus d’un an, j’enquête sur cette organisation, qui a décidé de ne pas coopérer et m’a refusé l’accès à « ses » parcs. Durant mes investigations au Bénin en janvier et février 2022, j’ai collaboré avec la journaliste Flore Nobime, qui a déjà publié sur le rôle d’African Parks dans son pays. « Nous », dans cet article, fait référence à Flore et à Olivier, « je » à Olivier seul.

      Il n’y a pas si longtemps, le Bénin était réputé comme étant une démocratie exemplaire : les changements de gouvernement pacifiques y sont la norme depuis la fin du régime du parti unique, en 1990, et le pays a souvent occupé de bonnes positions dans les classements des libertés individuelles, du fonctionnement des institutions publiques et de la liberté de la presse. En 2016, la victoire électorale de Patrice Talon, présenté comme l’homme le plus riche du pays, a changé la donne. Cet homme d’affaires, qui a fait fortune principalement dans le coton, a muselé la presse et interdit à l’opposition de participer aux élections législatives de 2019, transformant l’Assemblée nationale en une machine à applaudir le pouvoir.

Deux candidats qui ont voulu défier le « roi du coton » lors de l’élection présidentielle de 2021, l’universitaire Joël Aïvo et l’ancien ministre de la Justice Reckya Madougou, ont été arrêtés. La Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme (Criet) les a respectivement condamnés à des peines de prison de dix ans et de vingt ans. Selon de nombreux observateurs, cette institution, créée en 2018, est un instrument imaginé par le pouvoir pour éliminer les opposants et les voix critiques.

      LE PARI DU TOURISME

     Talon mise beaucoup sur le tourisme pour stimuler l’économie et le développement du Bénin. Avec la Pendjari et le W1, le Bénin possède deux des plus beaux parcs nationaux d’Afrique de l’Ouest, où l’on trouve notamment des éléphants, des lions et des guépards. Après son accession au pouvoir, le président a demandé à African Parks de prendre en charge la gestion des deux parcs, d’abord la Pendjari, en 2017, puis le W, en 2020. Le gouvernement béninois apporte un soutien financier considérable à l’ONG : 6 millions de dollars sur cinq ans.

      Selon Africa Intelligence, Talon s’est également impliqué sur le plan personnel. Sa holding, la Société de financement et de participation, est devenue propriétaire du luxueux Pendjari Safari Lodge, situé au cœur du parc, et son fils Lionel Talon est responsable de la rénovation du lieu.

    En bus, nous nous rendons de la capitale économique, Cotonou, à Tanguiéta, une petite ville du nord-ouest du pays située à une quarantaine de kilomètres de l’entrée du parc de la Pendjari, pour interviewer des sources qui connaissent bien la région et le parc, telles que les guides, les chasseurs ou les gardes forestiers. Nous y rencontrons Kinto Sylla, presque 70 ans, ancien militaire et ex-garde du corps d’un ministre, qui nous invite à nous rendre dans son village,Sangou, afin de discuter avec des riverains.

   Avant notre départ, nous nous sommes renseignés sur la situation sécuritaire. La région souffre de violences djihadistes. En mai 2019, un guide béninois a été assassiné, et les deux touristes français qu’il accompagnait ont été enlevés (ils ont été libérés quelques jours plus tard dans le nord du Burkina Faso par les militaires français). Ces derniers mois, plusieurs attaques (non revendiquées) ont ciblé des militaires béninois. Selon nos sources, la ville de Tanguiéta est sûre, et nous ne devons en aucun cas nous rendre vers la frontière du Burkina Faso, dans le Nord – trop dangereux. Par contre, une courte visite à Sangou, proche de l’entrée principale du parc, avec Sylla comme guide et protecteur, ne devrait pas être trop risquée.

 L’IRRUPTION D’UN POLICIER EN TONGS

     On part sur deux motos, avec une dinde vivante attachée au volant : notre dîner. Il n’y a pas de barrage militaire le long du chemin, mais nous avons été repérés par des véhicules d’African Parks et des Forces armées béninoises. La visite, qui va durer vingt-quatre heures, se déroule sans problème.

      De retour à notre hôtel, à Tanguiéta, un policier en tongs passe nous voir dans la soirée. Il nous explique que nous avons été vus à l’extérieur de la ville alors que nous n’avions pas informé les autorités locales de notre mission. Ses questions sur le but de notre visite sont compréhensibles étant donné la menace djihadiste et les rumeurs récurrentes concernant la présence de mercenaires. Nous répondons qu’en tant qu’écrivain et journaliste nous nous intéressons aux conditions de vie de la population locale.

    Le lendemain matin, nous sommes interrogés plus longuement sur la terrasse de notre hôtel. Cette fois, le commissaire, toujours en tongs, est accompagné d’un officier de police judiciaire (OPJ). L’atmosphère est toujours aimable. Vers midi, la police nous emmène au commissariat pour faire un contrôle approfondi de notre identité : on nous assure que ce sont les « dernières formalités ».

     La police ne nous informe pas que nous sommes officiellement placés en garde à vue et que nous avons droit à un avocat et à un médecin, ce qui – nous nous en rendrons compte par la suite – marque le début d’une série de violations du Code de procédure pénale et de la Constitution. Le procureur de la République de Natitingou, une plus grande ville située à quelques dizaines de kilomètres plus au sud, nous déclare blanchis, avec un dossier (vide) d’Interpol à l’appui. Un procès-verbal confirme que notre garde à vue est levée et qu’il n’y a rien contre nous. Mais nous ne sommes pas libres pour autant. 

 EN ROUTE POUR PARAKOU, ENTRE DEUX POLICIERS ARMÉS DE KALACHNIKOVS

     Destination suivante : la brigade criminelle de Parakou, la deuxième ville du pays, située à plus de quatre heures de route de Tanguiéta, pour « les toutes dernières formalités », nous assure-t-on. Comme nous avons signé un document qui stipule que nous ne sommes plus en garde à vue ni chargés de quoi que ce soit, nous estimons que, techniquement, nous sommes kidnappés par la police. J’en informe mon ambassade (des Pays-Bas) à Cotonou.

   Nous partons au coucher du soleil, pour – nous dit-on – un retour la nuit même. Nous prenons place sur le siège arrière d’un pick-up qui nous attend, coincés entre deux policiers armés de kalachnikovs. À la sortie de la ville, la voiture quitte la route principale goudronnée pour prendre une piste qui mène dans la brousse. Est-ce que quelqu’un a déjà besoin de se soulager ? Est-ce qu’on a d’autres projets pour nous… ? Heureusement, la voiture fait demi-tour rapidement, et nous apercevons une seconde voiture de police.

     À notre grande surprise, le transport se révèle être un relais (un « escort-corridor ») : à la frontière de chaque district de police, nous passons d’un pick-up à un autre et, à chaque fois, il y a de nouveaux policiers armés à nos côtés. Si la relève se fait immédiatement sur place, on prend nos affaires, on les met dans le nouveau véhicule, et on part. Sinon, on attend. La distance des étapes est très variable : parfois, le trajet ne dure que quelques minutes, parfois des dizaines de kilomètres d’une seule traite. 

    Cette nuit-là, nous n’arrivons pas à Parakou, mais nous nous arrêtons à Djougou, à mi-chemin, où nous devons passer la nuit dans un poste de police. Nous réclamons un hôtel – après tout, on ne nous accuse de rien –, mais le policier en service est ferme. Nous devons remettre tous nos biens, dont plus de 1 000 euros en liquide. Si nous avons besoin de quelque chose, on n’a qu’à en faire la demande. Mais, peu après, nous sommes quand même autorisés à tout garder avec nous.

    « PARS, TU NE PEUX PAS RESTER ICI ! »

   Nous dormons sur un banc en bois dans une pièce éclairée par un tube fluorescent, à côté d’une caisse de bouteilles de bière vides de la marque Guinness. Un policier regarde Canal Plus Action, qui diffuse des films américains de série B, doublés en français, toute la nuit. À notre demande, il accepte de baisser le volume.

   Le lendemain, un dimanche, nous continuons notre voyage vers Parakou. Après au moins dix changements de voiture, nous arrivons dans un village à vingt kilomètres de notre destination, où nous devons patienter pendant des heures au commissariat. Nous avons la compagnie d’un jeune Peul et de sa mère, qui viennent du Niger. En tant que minorité, les Peul sont souvent victimes de discrimination, au Bénin comme dans de nombreux autres pays de la région. Lorsque la voiture de police arrive enfin, ils doivent monter dans l’espace cargo, tandis que nous prenons place sur les sièges arrière à l’intérieur de la voiture.

    La brigade criminelle de Parakou est située dans une vaste parcelle ombragée par des manguiers. Sur le banc en bois où nous attendons, il y a de la place, mais le Peul et sa mère s’assoient par terre. La mère s’allonge même. Elle supplie le policier de laisser partir son fils, mais il ne la comprend pas et ordonne à la vieille femme de prendre le bus pour le Niger. « Pars, tu ne peux pas rester ici ! » Elle refuse, convaincue que si elle ne veille pas sur son fils, accusé de terrorisme, la police le tuera.

     Au cours de la journée, j’ai reçu des nouvelles favorables de mon ambassade à Cotonou, où on a appris qu’il s’agirait d’une affaire purement administrative. Nous sommes assez confiants : ce soir, nous dormirons en liberté.

 SOUPÇONNÉS D’ESPIONNAGE

Notre interpellation commence. Moi, je dois seulement montrer mon passeport et déclarer ma profession avant qu’on me somme de quitter la pièce. Flore se fait sermonner par le commissaire : elle n’aurait pas dû amener un Européen dans cette région instable, et nous aurions dû demander la permission de visiter les villages. Comme à Tanguiéta, l’atmosphère n’est pas tendue. Le commissaire passe quelques coups de fil et envoie la photo de mon passeport à Cotonou. Il nous rappelle dans son bureau pour nous dire que nous sommes « soupçonnés d’espionnage ».

    Quoi ? Espionnage ? Quelles sont les preuves contre nous ? Ou tout au moins les indices ? Et pour qui espionnerait-on ? Le commissaire dit qu’il veut nous interroger davantage et qu’il doit nous accuser de quelque chose. Nous allons passer devant la Criet, ce même tribunal qui a condamné les opposants à de lourdes peines de prison.

     Cette fois, nous refusons de parler en l’absence d’un avocat, mais nous sommes obligés de répondre à certaines questions concernant notre identité : sommes-nous membres d’une association ou d’un parti politique ? Quel est l’objet de notre étude ? Nous devons signer un rapport indiquant que nous sommes officiellement soupçonnés d’espionnage, la victime étant l’État béninois. Comme à Tanguiéta, on ne nous donne pas de copie, et nous ne sommes pas autorisés à prendre une photo du document.

     Sous escorte policière, je suis autorisé à aller chercher un repas à La Vieille Marmite, un restaurant très fréquenté du centre-ville. C’est la première fois que je découvre une ville qui m’est inconnue depuis l’intérieur d’une voiture de police, en tant qu’espion présumé de surcroît. Le policier dépose d’abord le Peul dans un commissariat – sa mère, désespérée, est autorisée à rester à ses côtés. Je me demande si nous y passerons la nuit nous aussi.

    DES DOCUMENTS À DÉTRUIRE

    Après le dîner, Flore discute longuement avec ses confrères et consœurs à Cotonou. De mon côté, je suis en contact avec l’ambassade et le syndicat professionnel des journalistes néerlandais (NVJ), qui m’apprennent que le ministère des Affaires étrangères à La Haye prend l’affaire très au sérieux.

    Une diplomate à qui je parle a maintenant l’air inquiète. Elle n’exclut pas que mercredi soir – dans trois jours – je ne sois pas à bord de mon vol pour Paris, comme prévu. Nous trouvons un avocat qui nous assistera au siège de la brigade criminelle, à Cotonou, notre prochaine destination, mais nous ne sommes pas sûrs à 100 % qu’il soit vraiment de notre côté. Nous évitons autant que possible de discuter de questions confidentielles sur la ligne téléphonique ordinaire – il y a de fortes chances qu’elle soit sur écoute.

    On nous épargne le commissariat où est détenu le Peul. Nous passons la nuit dans un bureau assez spacieux de la brigade criminelle, où nous avons un peu d’intimité. Il est probable que nos téléphones, ordinateurs et carnets de notes seront inspectés à Cotonou. Par précaution, nous supprimons les données qui pourraient mettre en danger nos sources ou celles que les autorités pourraient considérer comme suspectes. Après avoir pris des photos qu’on envoie à des tiers, nous enlevons également nos pages de notes du carnet pour protéger nos sources. Dans la salle de douche, nous les déchirons et nous les mouillons. Dans notre sac à main, nous cachons de grands morceaux de papier illisibles, dont nous devrons nous débarrasser pendant notre voyage vers Cotonou. Nous passons la nuit sur un banc en bois et une natte.

    Flore est endormie lorsque l’OPJ nous demande de signer un document qui indique nos droits. Il y est également mentionné que nous sommes au courant que nous sommes accusés de faits graves, et que l’enquête a permis de recueillir des informations concordantes contre nous. Belle tentative, mais ça, on ne le signera pas !

De son côté, Flore souffre d’un mal de gorge et d’une légère fièvre, mais nous tenons bon. La nuit, sur la banquette, je pense involontairement à la vie dans une prison béninoise, mais assez rapidement j’arrive à chasser ces pensées de mon esprit.

 « ON EST ENSEMBLE »

    Le trajet de Parakou à Cotonou fait 400 kilomètres, qui – en temps normal – prennent un peu plus de six heures. Ce jour-là, on mettra plus de vingt-quatre heures. Comme hier et avant-hier, nous changeons de voiture de police à chaque commissariat, et les policiers sont moins amicaux désormais. Pour la première fois, nous sommes menottés et on ne nous accorde plus le droit de communiquer. Dans plusieurs commissariats, nous sommes enfermés – pas dans une vraie cellule, mais derrière une porte verrouillée, quand-même. Nous nous sentons vulnérables, avec les notes dans nos sacs.

    La plupart du temps, nous sommes assis sur les sièges, mais parfois, aussi, dans l’espace cargo, à l’air libre et poussiéreux. Un Européen et une Africaine menottés à l’arrière d’une voiture de police… Nous attirons l’attention. Un des policiers de garde nous désigne comme « colis humain ». Certains policiers tentent de nous interroger en cours de route. Qu’avons-nous fait dans le Nord ? Est-ce qu’on a visité le parc de la Pendjari ? Pour qui travaillons-nous ? Ils n’ont pas l’air de policiers locaux curieux. Mais d’autres sont amicaux et disent nous soutenir. « On est ensemble », entend-on plus d’une fois. Un policier nous dit qu’il nous menotte à contrecœur. « Si je ne le fais pas, je serai devant le tribunal moi-même. »

    Après avoir fait une centaine de kilomètres les mains menottées, nous convainquons un jeune policier qui nous garde qu’il n’y aura pas de mal si je passe un coup de fil à l’ambassade. Nous sommes attachés l’un à l’autre, ce qui me permet de chercher mon téléphone avec ma main libre. J’apprends que l’ambassadrice s’est entretenue avec les ministres néerlandais et béninois des Affaires étrangères, Wopke Hoekstra et Aurélien Agbénonci. Elle est optimiste. « Personne n’a intérêt à ce que la situation déborde », assure-t-elle. Le coup de fil fait des merveilles. Au poste de police suivant, on nous enlève les menottes et nous sommes promus suspects VIP, ce qui signifie qu’on met désormais en marche la climatisation…

 SE DÉBARRASSER DES DERNIERS BOUTS DE PAPIER

   Il nous reste à nous débarrasser de nos notes. L’idée est de les jeter dans les latrines qui se trouvent dans la plupart des postes de police. Comme les équipes de policiers changent à chaque district de police, personne ne remarque la fréquence de nos visites aux toilettes. Le seul problème est l’interdiction de prendre nos sacs à main. Pourtant, Flore parvient à plusieurs reprises à cacher des feuilles dans ses vêtements et à les faire disparaître.

     Notre vitesse s’est encore ralentie par rapport aux jours précédents, et les arrêts aux commissariats sont plus longs. On ignore si c’est à la suite de décisions de haut niveau. À la nuit tombée, toujours loin de Cotonou, il ne nous reste qu’un petit sac en plastique contenant des feuilles de notes, dont nous voulons nous débarrasser avant, peut-être, de passer une autre nuit dans un commissariat où on risque d’être fouillés.

   Depuis qu’on est suspects VIP, nous n’avons plus systématiquement des policiers armés à nos côtés. Lors d’une étape où nous sommes tout seuls sur les sièges arrière du véhicule, derrière deux policiers très occupés à discuter entre eux, je baisse nonchalamment la fenêtre et mets mon bras à l’extérieur. Les agents ne font pas du tout attention, et nous traversons une zone de brousse peu habitée. Avec force, je jette le sac avec nos papiers dans la nature. Personne n’a rien vu. Pendant un instant, on vit dans un film.

 DANS LA PLUS PETITE CELLULE, UNE FEMME AVEC TROIS ENFANTS

     Pourtant, une fin heureuse est loin d’être certaine. La nuit est longue et nous nous arrêtons fréquemment, mais pas pour dormir. À l’aube, nous arrivons dans une banlieue de Cotonou, où on nous enferme à nouveau. Nous entrons dans une pièce avec quatre hommes : l’un somnole sur un banc en bois tout en tuant régulièrement des moustiques avec une tapette à mouches ; le deuxième est assis par terre, sur ses tongs ; le troisième, endormi, a pris place sur une chaise haute ; et le quatrième est assis sur un banc, où il reste assez de place pour nous. La pièce donne accès à de vraies cellules, d’où s’échappent des ronflements. Il fait trop noir pour compter le nombre de personnes présentes dans la grande cellule, mais elle semble bondée. Dans la plus petite cellule, on aperçoit une femme avec trois jeunes enfants.

     Même dans l’agglomération de Cotonou, notre « escort-corridor » va d’un commissariat à l’autre. À Godomey, d’où Flore est originaire, on veut nous enfermer dans une vraie cellule. Malgré nos protestations et à sa grande indignation, elle est placée dans une cellule pour femmes toute sombre. J’appelle notre avocat, qui nous dit qu’il ne peut pas faire grand-chose. Aux yeux de la police locale, nous sommes suspectés de « terrorisme », dit-il. Néanmoins, notre protestation fait son effet. Flore est de nouveau autorisée à sortir, et on passe notre temps à l’intérieur du commissariat.

À midi, un commissariat plus loin, j’appelle de nouveau l’ambassadrice. À ce rythme, nous passerons bientôt notre quatrième nuit en captivité. Elle recontacte le ministre béninois, et finalement les choses semblent bouger. Une heure plus tard, un véhicule plus luxueux que les voitures de police ordinaires vient nous chercher. Notre destination a changé : ce n’est plus le siège de la brigade criminelle, mais celui de la police républicaine. Nous estimons que c’est une bonne nouvelle, mais nous ne sommes pas complètement rassurés. À plusieurs reprises, on s’est dit que notre libération était proche, mais à chaque fois on a eu une mauvaise surprise.

 LA DÉRIVE DU RÉGIME

     Dans une salle d’attente immaculée, nous nous rendons compte de notre état : sale et poussiéreux. Nos sacs sont couverts d’huile provenant des jerricans qui traînaient dans les différents pick-up – nous estimons avoir été dans environ soixante-dix voitures différentes depuis Tanguiéta.

C’est le directeur général de la police béninoise, Soumaïla Yaya, qui nous accueille personnellement. Il commence par un nouveau sermon : nous n’aurions pas dû aller dans le Nord, ou, tout au moins, nous aurions dû demander la permission aux autorités. Mais le commissaire nous assure qu’il est un homme raisonnable. En outre, il est un grand défenseur de la liberté de la presse. C’est pourquoi il a demandé au procureur spécial de la Criet d’annuler les poursuites contre nous. La pression diplomatique a fonctionné.

     Notre histoire illustre comment une démocratie modèle s’est transformée en peu de temps en un pays où les gens n’osent plus critiquer le pouvoir et où les libertés ont été rapidement restreintes – une évolution que l’on observe également ailleurs en Afrique occidentale.

La peur est également visible du côté des fonctionnaires eux-mêmes. La crainte est sans doute la principale raison de la prolongation répétitive de notre garde à vue : ce n’est qu’au plus haut niveau qu’on prend la responsabilité de nous libérer. Si jamais nous avions été démasqués comme de vrais espions, des policiers à des niveaux inférieurs auraient pu se retrouver eux-mêmes au tribunal.

    LES JOURNALISTES DE PLUS EN PLUS CIBLÉS

    Nous avons hésité à rendre cette histoire publique, notamment en raison des conséquences que cette publication pourrait avoir pour Flore. Mais c’est elle qui a insisté pour qu’on la raconte. Elle s’indigne que les journalistes de son pays aient de plus en plus de mal à faire leur travail et regrette (tout en le comprenant) que presque tout le monde se taise à ce sujet.

   Au Bénin, les journalistes se font régulièrement intimider. Au début de cette année, plusieurs journalistes ont été arrêtés dans le nord-ouest du pays et présentés au procureur spécial de la Criet. En avril 2018, le journaliste Casimir Kpedjo a été arrêté pour avoir diffusé sur la page Facebook de son journal des informations qualifiées de fausses contre l’économie béninoise. Il a également dû comparaître devant la Criet, où son procès a été renvoyé à plusieurs reprises.

    Cette même année, la Haute Autorité de l’audiovisuel et de la communication (HAAC) a fermé un journal proche de l’opposition et une chaîne de télévision. Au classement annuel de la liberté de la presse établi par l’ONG Reporters sans frontières, le pays est tombé à la 121e place. Avant Talon, le Bénin se situait à la 78e place et, dix ans plus tôt, le pays était dans le top 25 mondial, une place derrière l’Allemagne et quatre devant le Royaume-Uni.

     Notre histoire n’est pas encore terminée. Après le sermon du directeur général de la police, Flore a été immédiatement libérée, mais pas moi. Je ne suis pas autorisé à rester à Cotonou jusqu’au départ prévu de mon vol, le lendemain. Le soir même, je serai expulsé du territoire béninois et mis dans le premier avion en partance pour l’Europe. Je suis toutefois autorisé à passer le dernier après-midi à la résidence de l’ambassadrice, qui m’invite à me rafraîchir et à prendre un bon repas.

    Or, après un test PCR (négatif…), la police ne m’emmène pas à la résidence, qui est juste à côté, mais à l’aéroport « pour les dernières formalités ». Mes dernières huit heures au Bénin, je les passerai au commissariat de l’aéroport. Flore est autorisée à aller chercher un repas pour nous deux.

     Après notre « au revoir », Flore rejoint Godomey, où elle retrouve sa famille. Malgré la rage qui l’anime, elle est heureuse de revoir son enfant et soulagée de passer la soirée en femme libre. De mon côté, je passe les douanes et je convaincs le policier de m’autoriser à passer mes derniers moments dans le salon de l’aéroport. Lorsque les premiers passagers embarquent, il me fait couper la file d’attente. Un cas de « déportation », explique-t-il à l’agent au comptoir. Il souhaite même m’accompagner jusqu’à mon siège dans l’avion, mais les autorités aéroportuaires l’en empêchent. Pour la première fois depuis quatre jours et trois nuits, dans le bus entre le terminal et l’avion, je ne suis plus entre les mains de la police béninoise. Dans le ciel ouest-africain, une bonne surprise m’attend : malgré

toutes les économies récentes dans le secteur aérien, Air France sert toujours du champagne.

    APPEL À TÉMOIGNAGES

Le but de ce voyage était d’enquêter sur African Parks. Quelle est la méthode de cette organisation de conservation ? Quel est son impact sur la nature et sur les humains qui vivent à proximité du parc ? Quels sont les autres enjeux ? Nous aimerions entrer en contact avec tous ceux qui travaillent ou qui ont travaillé dans un passé plus ou moins lointain pour ou avec African Parks. Nous cherchons toutes sortes d’histoires, positives ou négatives, des analyses sérieuses aux anecdotes juteuses, des succès aux échecs – et ce sans a priori. Après avoir dit le contraire, African Parks a décidé de ne pas coopérer pour cette enquête, ce qui n’est évidemment pas une raison de ne pas la poursuivre. Anonymat garanti si besoin.

Pour cela, vous pouvez contacter Olivier van Beemen (à cette adresse : oliviervanbeemen@protonmail.com) ou la rédaction d’Afrique XXI ici

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